51

Pour la centième fois en moins de deux jours, Larry Enderby fut tenté de démissionner. Il commençait à en avoir ras le bol de celle saleté de Muséum sinistre et glauque.

Non content de travailler dans une pièce aveugle en sous-sol, il avait fallu qu’il tombe sur le cadavre de cette pauvre fille. Depuis quarante-huit heures, et il n’arrivait pas à se défaire de cette vision d’horreur. Et pas un jour de congé pour se remettre, pas la moindre cellule psychologique en vue, à croire que la direction n’en avait rien à foutre et qu’il comptait pour du beurre. À voir la manière dont ils avaient inauguré l’expo sans se soucier d’elle, Margo Green aussi comptait pour du beurre.

Il ne la connaissait pas vraiment, mais elle s’était toujours montrée très gentille avec lui les quelques fois où ils s’étaient croisés. Pas comme les administrateurs et autres chefs de service, qui prenaient systématiquement le petit personnel pour des sous-fifres.

Enderby refusait de se l’avouer, mais il en voulait surtout à ses supérieurs d’avoir choisi le jour où le Muséum organisait sa plus belle réception en cinq ans pour mettre en route le nouveau système de sécurité dans une nouvelle salle. Bref, il se retrouvait une fois de plus enfermé dans sa cave face à son écran d’ordinateur au lieu de s’empiffrer de caviar et de Champagne avec les gens de la haute.

Il avait pourtant été invité à la réception, comme tous les employés du musée.

Il fit rouler sa chaise en arrière en poussant un soupir à fendre l’âme.

— Ça va ? lui demanda Walt Smith, son responsable, depuis le pupitre de commande.

Smitty s’était montré particulièrement sympa avec lui depuis sa triste mésaventure. D’ailleurs, tout le monde dans le service lui parlait avec ménagement, comme s’il avait perdu un proche.

— Si on faisait un petit break, histoire de faire un tour là-haut ? demanda Enderby. Je n’aurais rien contre un ou deux canapés à la crevette.

Smitty fit non de la tête,

— J’ai bien peur que ce ne soit pas possible, Larry. Désolé, répondit-il en jonglant entre son Black Berry et son téléphone.

— Allez, Smitty ! tenta de l’amadouer Jim Choi, l’informaticien de l’autre côté du tableau de commande. Rien qu’une demi-heure. Je te dis pas combien de crevettes je suis capable d’ingurgiter en une demi-heure. Ils ont presque fini, là-haut. Il faut se dépêcher si on veut qu’il reste encore quelque chose à manger.

— Vous savez bien qu’on ne peut pas modifier le planning comme ça. C’est le tour du Hall Astor. Vous croyez peut-être qu’on pourrait reculer l’horloge atomique de cinq minutes sans que personne ne s’en aperçoive ? répliqua Smitty en riant grassement de sa propre plaisanterie.

Choi leva les yeux au ciel. Quelle flèche, ce Smitty !

Enderby posa les yeux sur la barbiche de Smith qui s’agitait au rythme de son hilarité. Une barbiche négligée et pleine de trous, qui lui tenait au menton par trois poils et qu’on s’attendait à voir tomber à chaque instant, Enderby était de mauvaise humeur, mais il reconnaissait volontiers que Smitty n’était pas un mauvais bougre. À trente-cinq ans, c’était déjà un vieux de la vieille qui avait fait son trou en commençant par le bas de l’échelle. Un type pointilleux, sans un brin d’humour, mats prêt à défendre ses troupes à condition que chacun fasse correctement son job Après tout, ce n’était pas la faute de Smitty si les huiles du Muséum voulaient que le nouveau système de sécurité soit opérationnel le plus vite possible.

Smitty se leva et traversa la pièce en direction des dizaines de petits écrans de contrôle qui tapissaient le mur du fond. Tous affichaient des images en noir et blanc de vitrines plongées dans l’obscurité et de salles désertes ; seule la demi-douzaine de moniteurs en bas à droite rendait compte de l’activité intense qui régnait dans le grand hall du Ciel où se déroulait la réception. Depuis son poste, le cœur gros, Enderby voyait les images danser sur son écran. Pendant qu’il suait sang et eau à son pupitre au fond de sa cave, tous les vieux schnocks rassis du Muséum faisaient du plat aux nymphettes et aux starlettes. Il n’était pas le plus à plaindre, c’est vrai. Il aurait pu se retrouver au « Trou », le QG de la sécurité, comme certains de ses collègues. Des locaux deux fois plus grands que ceux du Centre de technologie avancée, avec deux fois plus d’écrans et de pupitres et une chaleur à mourir.

— OK. Prêts pour le dernier test ? demanda Smitty, hypnotisé par son Black Beny.

Personne ne répondit.

— Je suppose que ça veut dire oui, reprit Smitty en entrant un code sur son clavier. Hall Astor, dernier test de sécurité avancée, 28 janvier, 20 h 28.

Quel plouc ! On dirait qu’il se croit dans Mission impossible, pensa Enderby.

A côté de lui, Jim Choi leva les yeux au ciel.

— Lany, que dit l’ancien système ? demanda Smitty.

— Tout a l’air normal.

— Jim, le point .sur le réseau laser du Hall Astor.

Un bruit de clavier lui répondit.

— Tout est prêt, confirma Choi.

— On peut passer aux diagnostics secondaires.

Concentrés sur leur écran, Smitty et Choi firent les vérifications nécessaires en silence. Enderby s’assura que l’ancienne alarme fonctionnait normalement en attendant que le nouveau système laser prenne le relais. C’était au moins la quarantième salle qu’ils convertissaient au nouveau système. À chaque fois, il leur fallait respecter à la lettre une procédure longue et complexe en passant par toutes les étapes obligées : l’analyse du système existant, la configuration du nouveau système, le codage, l’installation... Enderby aurait gagné facilement trois fois plus dans une start-up de la Silicone Valley, sans parler des stock-options. Là-bas, au moins, il ne serait pas tombé sur des cadavres en pleine nuit.

Smitty leva les yeux de son clavier.

— Jim, tu peux m’indique la clé ?

— 780E4F3 X.

— Bon pour moi. On continue.

Smitty saisit son téléphone et composa un numéro, sous le regard morne d’Enderby. Un simple coup de fil aux collègues du Trou, histoire de les tenir au courant, au cas où un petit nouveau piquerait sa crise en voyant l’image se mettre à trembler d’un seul coup sur son écran de contrôle. La procédure était toujours la même. On commençait par débrancher l’ancien système, on initialisait le nouveau et on faisait la bascule pendant les quatre-vingt-dix secondes prévues pour ça. Suivait ensuite une période de vingt minutes au cours de laquelle on testait le nouveau système afin de s’assurer que tout fonctionnait normalement. Vingt minutes à se tourner les pouces. Après ça, le système était vraiment opérationnel et l’ancien servait de secours. Enderby bâilla à s’en décrocher la mâchoire et son ventre se mit à gargouiller furieusement.

— Allô, le central ? fit Smitty dans son téléphone. Qui est à l’appareil ? C’est coi, Carlos ? Salut, Walt Smith du CTA. On vient d’activer les lasers du Hall Astor. Initialisation dans un peu moins de cinq minutes. OK, Je te rappelle quand on a fait la bascule.

Il raccrocha son téléphone et se tourna vers Enderby.

— Larry, dit-il d’un ton amène.

— Quoi ?

— Choi prétend qu’il lui faut combien de temps pour vider un chalutier de crevettes ?

— Une demi-heure, s’interposa Choi.

Smitty se pencha en avant, les avant-bras posés sur son pupitre.

— Voilà ce que je vous propose. Si l’initialisation se déroule bien, on lance la phase de vérification, ce qui nous laisse un quart d’heure pour faire un tour à la réception. Un quart d’heure tout compris.

Enderby se redressa.

— Sérieux ?

Smitty acquiesça.

— Tes un frère, lança Choi, un grand sourire aux lèvres.

— Bon, ce n’est pas tout ça, on a du pain sur la planche. Essayons de faire fissa. conclut Smitty en ramenant les yeux sur son écran.

[Aloysius Pendergast 06] Danse De Mort
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